«Notre Céline», une affaire nationale

Danick Trottier, professeur en musicologie au Département de musique de l’UQAM est l’auteur de cet article paru dans Le Devoir le 28 mars 2025

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Photo: Illustration Tiffet  Jean-Jacques Goldman et Céline Dion ont oeuvré ensemble à la réalisation de l’album «D’eux».

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique. 

Sorti au Canada le 30 mars 1995, l’album D’eux offrait un autre visage de Céline Dion au milieu d’une décennie qu’elle gravissait échelon par échelon : plutôt que de fixer l’objectif comme sur les couvertures de ses albums précédents, elle regarde au loin, l’air pensif.

En plus du contraste entre blanc et noir, la photo de couverture indique un sentiment de fragilité, en tous points conforme à ce qu’a recherché Jean-Jacques Goldman, lui qui dit avoir voulu « décéliniser Céline » en façonnant ce nouvel opus.

Trente ans plus tard, D’eux reste un phénomène fascinant. Non seulement il est l’album francophone le plus vendu avant l’arrivée du numérique en musique (les chiffres rapportés se situent entre 6 et 10 millions de ventes), mais il est aussi l’un des plus célébrés dans la francophonie.

Encore aujourd’hui, certains des titres se démarquent sur les plateformes de musique en continu avec des millions d’écoutes, par exemple « Pour que tu m’aimes encore » avec plus de 140 millions seulement sur Spotify. Les astres se sont donc alignés à la faveur de cet album, le succès commercial se combinant au succès d’estime.

Mais pourquoi un tel succès ? La question est d’autant plus pertinente à poser que la réception de l’album se décline différemment selon les pays où il a été commercialisé, par exemple aux États-Unis où il a été lancé, le 16 mai 1995, sous le titre The French Album.

Ce qui revient aussi à poser la question des frontières culturelles en matière de musique dans le contexte de la mondialisation des années 1990. Question qui concerne le Québec de 1995, plongé alors dans des questionnements quant à son avenir politique à l’approche du référendum sur la souveraineté.

La plume de Goldman

Le récit officiel quant à la genèse de D’eux met l’accent sur l’improbabilité de la rencontre entre Goldman et Céline. Pourquoi cette improbabilité ? L’histoire des musiques populaires regorge de dualités dont l’une consiste à séparer les auteurs-compositeurs des interprètes et, du fait même, les genres axés sur la créativité (blues, folk, rock, etc.) de ceux axés sur la commercialisation (teen pop, disco, dance, etc.).

De telles divisions existent, mais, dans les faits, elles doivent être nuancées, d’autant que, dans les années 1990, elles sont de moins en moins opérantes, dans la mesure où les genres fusionnent et où les collaborations abondent.

C’est dans ce contexte que Goldman est une figure d’autorité dans le paysage musical français, surtout depuis les nombreux succès qu’il a enregistrés au début des années 1980. Voix et guitare sont alors mises au service d’une chanson française qui se veut populaire en s’adressant aux jeunes et en s’inspirant des thèmes issus de la vie de tous les jours, à l’image du blues et du rock américains. Goldman s’est présenté lui-même comme un « faiseur de chansons », même si le statut d’auteur-compositeur-interprète lui confère une autorité au même titre qu’un Bashung ou un Cabrel.

Fort de son succès comme réalisateur-producteur au début des années 1990 et de son travail avec Erick Benzi, lui aussi portant plusieurs chapeaux comme musicien, Goldman approche le couple Angélil-Dion en 1994. L’objectif est clair : séduit par la voix de Céline, il veut l’amener à explorer d’autres contrées artistiques. L’idée d’une « première » pour un musicien à la feuille de route bien garnie marque l’imaginaire de l’époque : première demande adressée à une interprète, première collaboration avec une artiste québécoise, etc.

C’est ainsi que Goldman et Benzi se mettent à penser un album entier pour Céline, ce qui aboutit à 12 chansons enregistrées de novembre à décembre 1994 au studio Méga de Paris. Le titre est à lui seul une synecdoque pour parler de l’album : D’eux puisque les thèmes font ressortir la sensibilité de Goldman, que ce soient la figure de l’Autre, les exclus du système, les rapports humains, etc. « Je sais pas », « Destin », « Les derniers seront les premiers » sont autant de titres qui marquent une rupture avec les albums anglophones de Céline, surtout par rapport à la power ballad qu’elle affectionne alors.

Mais D’eux révèle aussi une homonymie qui a son poids dans la compréhension de l’album : certes « eux » pour les autres inspirant les chansons, mais aussi « deux » pour les chansons d’amour ou encore « deux » pour la rencontre d’un producteur et d’une interprète à travers la complicité qui s’ensuit.

Et ce duo se matérialise dans le cas de « J’irai où tu iras », autre chanson à mille lieues des duos à l’américaine auxquels Céline avait habitué son public jusqu’alors, entre autres dans le contexte du cinéma américain (par exemple en 1991 avec Peabo Bryson pour la chanson-thème du film Beauty and the Beast/La Belle et la Bête).

Il ressort à la lecture des critiques de l’époque que le pari est une réussite. Alors que Céline est en pleine ascension de sa carrière anglophone dans la foulée du succès de The Colour of My Love sorti en 1993, le fait qu’elle ait accepté la proposition de Goldman est vu comme un geste audacieux.

Ce qui parfois agaçait dans le travail artistique de Céline, du moins chez certains critiques musicaux, par exemple la puissance vocale, une forme de maniérisme et le fait de trop pousser la note, est mis à l’écart. Et il est vrai qu’à l’écoute de l’album, on découvre une autre Céline, sa voix se situant davantage dans un registre médian tout en explorant une dimension plus intimiste. À tel point que l’on a parlé à l’époque de maturité artistique pour une chanteuse qui, au moment de l’enregistrement, avait à peine… 26 ans !

La grandeur du fait français

Cette belle harmonie artistique ne peut masquer le fait que l’album sort dans un contexte très particulier, tant dans le parcours de Céline qu’en culture francophone. C’est d’autant plus important de le souligner qu’à l’époque, on semble en avoir fait fi, en tout cas dans les discours portant sur l’album. Tout s’est passé comme si les frontières culturelles avaient dû s’éclipser au profit de la célébration d’un album à succès dont la réception à elle seule pouvait soutenir la grandeur du fait français.

D’abord, D’eux arrive dans un moment charnière de la production artistique de Céline. Pour reprendre des notions utilisées par les spécialistes de son œuvre, l’album se place entre la « divafication » de la chanteuse, avec ses productions anglophones, et l’émergence de la pop planétaire dont « My Heat Will Go On » est l’archétype. Il s’agit de son huitième album studio original en français, en plus des trois en anglais jalonnant la première partie de la décennie.

Dans cette perspective, la comparaison avec son précédent album français est fort instructive. Dion chante Plamondon est sorti en 1991, quatre ans avant l’arrivée de D’eux. L’urgence d’un album en langue française ne peut être écartée, à la fois pour préserver les liens avec le public francophone et pour explorer un nouveau son.

Mais la paternité attribuée à l’album en dit aussi beaucoup sur le changement qui s’est opéré de 1991 à 1995 : ce n’est pas « Céline chante Goldman », mais bien D’eux de Céline Dion. À ceci près que les différences de perception sont marquées selon le côté de l’Atlantique où l’on se trouve, la France mettant beaucoup plus l’accent à l’époque sur le travail de Goldman.

On peut d’ailleurs poser la question crûment : en quoi un album conçu et produit dans un studio parisien peut-il être considéré comme québécois au-delà de Céline ? La dimension provocatrice de la question tend à perdre de la consistance une fois que l’on tient compte de plusieurs facteurs, dont au moins deux : les studios français accueillent des artistes québécois depuis fort longtemps (par l’intermédiaire de Plamondon, par exemple) et l’album est lancé en premier au Québec (il le sera le 3 avril en France).

Le couloir France-Québec que favorise la chanson est donc un fait avéré depuis plusieurs décennies (on peut évoquer la figure de Félix !), et le couple Angélil-Dion a su le mettre à profit dès les années 1980 en faisant appel à Eddy Marnay.

Reste que les frontières culturelles ne peuvent être écartées du revers de la main et sont perceptibles dans certains détails de l’album. « Je sais pas » reste emblématique de cette situation puisque le chœur chante les paroles avec un accent anglais très prononcé, la rumeur voulant que les ajouts vocaux aient été enregistrés du côté de New York. Vrai ou pas, cela s’entend ! Tout autant que s’entend le « son Goldman » derrière certaines des chansons, dont « Le ballet », « La mémoire d’Abraham » et « J’attendais ».

Le fait que ces différences culturelles n’aient pas sauté aux oreilles des critiques québécois de l’époque, peut-être même du public, n’est pas surprenant puisque l’enjeu de Céline comme icône culturelle se posait de plus en plus en contexte de mondialisation et de crise constitutionnelle. L’idée de « notre Céline » devenait une affaire tant culturelle que nationale, en plus du fait que le renforcement des liens France-Québec ne pouvait être que salutaire dans ce contexte.

De fait, l’aventure artistique entre Goldman et Céline connaîtra d’autres suites, dont S’il suffisait d’aimer en 1998. Chose certaine, tout le monde était alors rassuré par rapport au fait que le couple Angélil-Dion ne perdait pas de vue la place du français dans sa production. Et de ses premiers succès jusqu’aux Jeux olympiques de Paris en 2024, la France a joué un rôle capital dans la carrière de Céline Dion, à la fois francophone et internationale.

Au Département de musique de l’UQAM, près de 300 étudiantes et étudiants aux 3 cycles orchestrent leur avenir par l’acquisition des meilleures notions qui soient, prodiguées avec grande expertise par un corps professoral dévoué et connecté au milieu. Au programme : musique populaire et classique, enseignement, études et pratiques des arts, musique de film.

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