Philippe Renaud | Le Devoir (Culture - Musique) | Publié le 4 janvier
Danick Trottier, professeur de musicologie est cité a de nombreuses reprises dans cet article.
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Ce premier quart du XXIe siècle en musique aura été marqué par l’avènement du numérique, à commencer par l’impact que les nouvelles technologies ont eu sur l’industrie du disque et, plus globalement, l’économie du monde musical. Internet et la dématérialisation du support physique ont également joué un rôle dans la transformation de la musique elle-même : une nouvelle génération de créateurs, des omnivores musicaux, brouille les frontières entre les genres musicaux au point où on peut se demander si ces genres ont encore une signification, et même un avenir. Réflexions avec une musicienne, un professeur universitaire et un patron de maison de disques.
Virginie B a lancé plus tôt cette année son deuxième album, le très coloré, et rythmé, Astral 2000. Arrivée à la fin de sa vingtaine, l’autrice-compositrice-interprète se rappelle avoir « connu les CD, mais j’ai rapidement adopté le streaming. En vérité, je suis vraiment de la génération YouTube, qui découvrait la musique à travers les vidéoclips », et plus encore. Avant les plateformes d’écoute en continu, comme Spotify et Deezer, YouTube, qui aura 20 ans le 14 février, offrait au bout du clic de souris une somme phénoménale d’enregistrements musicaux.
« Sherbrooke, où j’ai grandi, était un bassin de fans de différentes tendances musicales, explique Virginie B. Moi, c’était l’indie, le folk sale, un peu de punk : c’est ce qu’on écoutait, avant que je m’ouvre à autre chose. » Paru en 2022, Insula, son premier album, touche au R&B, à la néosoul et à la pop. Sur Astral 2000, elle a pris un radical virage hyperpop (« de la pop très consciente d’elle-même, et pour moi une manière de faire de la musique plus qu’un genre », établit Virginie), l’un des rares nouveaux genres à avoir su passer à travers des modes et des mèmes, et dont la musicienne britannique Charli XCX est devenue le visage dans la culture populaire grâce au succès de son album Brat.
Comme nombre de compositeurs de sa génération, Virginie B fait une musique qui change de forme d’un projet à l’autre. Elle n’appartient à aucune chapelle esthétique, mais se passionne aujourd’hui pour la chanson électronique, les rythmes, la démarche des DJ et remixeurs. Du folk sale à la musique de club, elle a zigzagué, s’inspirant de toutes les musiques offertes à elle dans les discothèques infinies des plateformes de diffusion en continu.
Décloisonnement des genres
« La généalogie de leurs habitudes d’écoute est différente de celle des générations plus vieilles, ça, c’est très clair. Chez les jeunes, il y a beaucoup moins de frontières entre les genres », relève Danick Trottier, professeur de musicologie, directeur du Département de musique de l’UQAM et auteur de l’essai Le classique fait pop ! (XYZ, 2021). Les genres musicaux sont-ils solubles dans Internet ? « C’est, en tout cas, la fin du purisme musical. »
Le musicologue est assez vieux pour avoir connu la cour d’école de la fin du XXe siècle, où les jeunes se regroupaient selon leur genre musical préféré. Or, « c’est clair qu’une fois arrivé le monde numérique, ces barrières sont tombées — pas toutes, pas partout, il y a encore des communautés de fans, on le voit par exemple avec les swifties [adeptes de Taylor Swift]. Aujourd’hui, même les jeunes qui ne l’aiment pas spécialement vont aller l’écouter grâce à l’accès aux plateformes. Et ça, c’est ce qu’annonçaient les études sur les habitudes culturelles : l’éclectisme des goûts. Le “boulimisme” culturel, qui fait tomber les barrières entre les genres ».
Ce que le professeur désigne comme le « décloisonnement des genres » musicaux dans son essai s’explique également en partie par la perte d’influence des médias généralistes. « Ils ont un peu moins de portée sociale qu’avant parce que les critiques, ces intermédiaires, avaient un pouvoir important sur la manière de décrire et de qualifier la musique et de donner des repères. Comme on est dans un XXIe siècle où il y a moins de repères, on est aussi dans une forme d’éclectisme, dans un bain musical que j’appelle parfois la “babélisation” de la musique. À ce moment-là, les genres musicaux ont moins de portée. »
Ainsi, selon Danick Trottier, le XXIe siècle a accéléré un phénomène de fusion des genres musicaux et vu apparaître des stars pop butinant d’un genre à l’autre. « Je suis fasciné de voir comment les artistes cherchent à transgresser les genres, ce que Beyoncé a fait, par exemple, sur Cowboy Carter », paru cette année, d’abord présenté par l’idole R&B comme un album country. « D’autres musiciens l’ont fait durant le XXe siècle, mais pas à ce point — on dirait parfois que chaque nouvel album d’un artiste est une traversée de genres musicaux. Je pense aussi que ça répond à un besoin : ratisser large, musicalement, pour aller chercher un plus grand public. J’émets l’hypothèse que ça fait d’ailleurs partie du succès de Taylor Swift, c’est-à-dire comment elle a su, d’un album à l’autre, s’approprier d’autres genres musicaux. »
Les maisons de disques se sont mises au diapason. « Il reste des labelsqui adoptent une esthétique claire, comme Mothland et la musique psychédélique, mais même dans leur répertoire, ça se promène d’un genre à l’autre », remarque Tommy Bélisle, cofondateur de l’étiquette Bonbonbon, claviériste de Choses Sauvages et enfant de la musique numérique qui, à l’âge de 8 ans, « a téléchargé sur LimeWire et Kazaa toute la discographie de Beck parce que je l’avais vu dans un épisode de Futurama ».
« Moi, ce qui m’a toujours fait tripper dans la musique, c’est justement ces mélanges, ce choc des idées, parce que depuis que je suis tout petit, j’écoute un tas de musiques différentes. Chez nous, à Bonbonbon, autant on écoute des trucs vraiment punk que d’autres disons plus électroniques et doux, comme le son [du trio montréalais] Totalement Sublime. Et ce qui est sûr, c’est que depuis une dizaine d’années, ce qui marche, ce sont des projets musicaux d’abord pop, mais qui ont plein de saveurs musicales différentes — je pense à Hubert Lenoir, qui offre un premier album revival seventies, puis un deuxième qui mélange la pop, le R&B et le hip-hop lo-fi. »
La musique parallèle à découvert
Un autre phénomène propre aux 25 dernières années pourrait avoir accéléré ce décloisonnement des genres : à l’ère de TikTok, d’Instagram et des autres réseaux sociaux, où l’information se diffuse instantanément, les scènes musicales parallèles, où qu’elles soient dans le monde, ne restent plus secrètes très longtemps.
Or, ces scènes underground ont traditionnellement agi comme des incubateurs de nouveaux genres musicaux. Un nouveau genre a-t-il la chance de se développer s’il est vite découvert ? Tommy Bélisle croit plutôt qu’on ne cessera de voir de nouveaux genres apparaître « parce qu’il y aura toujours des pépites musicales cachées. Mais c’est difficile de le savoir quand on a le nez dans la scène, il faut du temps et du recul pour pouvoir mettre le doigt sur une tendance. Juste depuis l’an 2000, on peut en nommer quelques-uns », comme l’hyperpop ou le dubstep.
Danick Trottier suggère également le « modern classical », dont Jean-Michel Blais et Alexandra Stréliski sont les représentants au Québec. « Toute cette musique instrumentale était dans notre angle mort, on ne l’avait pas vue venir. Personne ne pouvait prédire que ça deviendrait une tangente forte dans nos habitudes d’écoute, et cette musique instrumentale ne se tarit pas pour l’instant. Ça, pour moi, est un exemple d’un nouveau courant — pas dominant, mais important. »
En revanche, estime le professeur, « l’idée d’une scène musicale qui se développe tranquillement, réunissant d’abord une communauté de fans locaux pour ensuite rejoindre un plus large public en prenant le temps de “maturer”, on n’est plus là. D’ailleurs, ce concept de scène musicale, très important dans les popular music studies, on est en train de le revoir parce qu’on se rend compte qu’il fonctionnait bien pour étudier les scènes du XXe — Seattle, Manchester, même Montréal —, mais moins aujourd’hui ».
« Cependant, prévient Danick Trottier, il y a des scènes à l’extérieur du monde occidental qui mûrissent plus lentement, et les surprises pourraient venir de là. Le phénomène [d’exposition rapide d’une scène musicale] crée une difficulté à faire émerger de nouveaux genres musicaux, mais on n’est pas au bout de nos surprises parce qu’on vit dans un monde tellement complexe que ces évolutions génétiques des genres musicaux sont difficiles à percevoir. »
Photo: Eduardo Verdugo Associated Press Charli XCX se produit lors du festival de musique Corona Capital à Mexico, le 18 novembre 2022.