Alexandre Vigneault | LA PRESSE | 26 octobre 2024 | Dossier Nos 25 nouveaux classiques
Le professeur de musicologie Danick Trottier se prononce sur le nouveau canon musical proposé par La Presse en musiques populaires du Québec depuis l'arrivée du nouveau millénaire
Que dit cette liste de 25 nouveaux classiques de la musique québécoise votés par les artistes et professionnels à l’invitation de La Presse ? Qu’un album demande du temps pour s’imposer, que notre liste reflète un âge d’or de la scène musicale montréalaise et qu’établir les futurs classiques de la musique pourrait être de moins en moins possible à l’avenir.
Rêver mieux de Daniel Bélanger trône au sommet de notre classement ? Ce n’est que l’affirmation d’une évidence, selon Danick Trottier, professeur au département de musique de l’UQAM. « On pourrait faire un top 100 de la musique québécoise des 100 dernières années et ce disque se serait inévitablement classé parmi les 5 premiers », estime le musicologue.
« Plus les années avancent, plus il apparaît comme une œuvre bien ficelée, insiste-t-il. Il est d’une sensibilité incroyable, aborde des thèmes profonds comme la solitude, l’amour et la maladie mentale. C’est aussi un disque dont pas moins de six chansons ont été des tubes. »
La qualité de Rêver mieux n’est pas la seule chose qui fait consensus. L’autre constat qui s’impose est qu’un classique de la musique met du temps à s’imposer. Vingt-deux des vingt-cinq titres ayant obtenu leur laissez-passer dans cette liste datent de 10 ans ou plus. « C’est dans la nature même de l’exercice », estime Marie-Christine Blais, chroniqueuse culturelle et ancienne journaliste de La Presse.
"La longévité constitue une donnée fondamentale quand on s’interroge sur les classiques." - Marie-Christine Blais, chroniqueuse culturelle et ancienne journaliste de La Presse
« Le canon, normalement, c’est quelque chose qui s’établit au fil du temps, renchérit Danick Trottier, qui s’intéresse à cette notion depuis de nombreuses années comme musicologue. Le canon renvoie à une valeur jugée légitime, qui s’impose au gré des écrits, des discours et des expériences. »
Le reflet d’un certain âge d’or
Le fait que la plupart de ces albums soient relativement « anciens » est aussi révélateur de la transformation radicale subie par l’industrie musicale au cours du dernier quart de siècle. « Jusqu’à 2014, l’album existe encore comme œuvre qu’on écoute au complet, fait remarquer Marie-Christine Blais. Après, notamment avec la forte présence d’iTunes, il est déconstruit en chansons. »
Un facteur strictement artistique explique également en partie la prépondérance des disques parus entre 2000 et 2014, selon Danick Trottier. « [La liste] témoigne d’une période d’ébullition musicale, de l’effervescence de la scène montréalaise qui faisait parler d’elle un peu partout à cette époque, dit-il. On se demandait ce qui rendait Montréal unique, s’il y avait un son montréalais. »
Malajube est un symbole de cette époque. Deux autres artistes emblématiques de cette scène musicale figurent dans la liste de La Presse avec deux albums plutôt qu’un seul : Karkwa et Arcade Fire. « Musicalement, c’est très indie rock. Même [Tu m’intimides], l’album de Mara Tremblay. C’est sans doute générationnel, suggère Pierre Landry. On sent qu’il y a nettement un changement de garde. »
L’absence du rap, en revanche, étonne nos trois spécialistes.
"Je n’en reviens pas ! Amour oral de Loco Locass, ça a marqué l’époque ! Dead Obies ! Alaclair Ensemble ! Beaucoup, beaucoup de formations rap qui ont été importantes dans les années 2000, surtout à partir de 2010, ne sont pas là. Pour moi, c’est une surprise." - Danick Trottier, professeur au département de musique de l’UQAM
Marie-Christine Blais fait un constat similaire, mais s’avoue un peu moins étonnée. Cette absence reflète, selon elle, les goûts des panélistes, majoritairement plus âgés que l’amateur de rap moyen. « C’est le reflet d’une fracture générationnelle et aussi de l’âge moyen de la population québécoise, qui est assez élevé. On est aussi une population qui, en général, aime mieux ce qui est mélodique que ce qui est rythmique. »
Réalités fragmentées
L’absence d’artistes rap pourrait aussi s’expliquer par une « division du vote ». Certains d’entre eux ont été cités plusieurs fois (comme Alaclair Ensemble ou Loud Lary Ajust), mais pour des albums différents, ce qui a pu diluer leur pointage. On peut aussi y voir les effets d’une autre tendance globale de l’industrie de la musique depuis l’avènement des plateformes de diffusion en continu : l’extrême fragmentation des marchés.
« Avant, on nageait dans le fleuve Saint-Laurent et, maintenant, on nage carrément dans l’océan, illustre Pierre Landry. Il y a tellement de musique disponible que ça peut diminuer l’impact d’un très bon disque lancé plus récemment. »
Sera-t-il toujours possible de déterminer les œuvres maîtresses d’une culture donnée ? La question se pose. Le besoin de repères demeurera, croit Danick Trottier. « Ces repères sont de moins en moins stables, constate toutefois le musicologue. J’ai des étudiants de 20 ans qui ne savent pas qui est Jean-Pierre Ferland. Le manque de culture générale s’aggrave et la connexion avec les valeurs consacrées est de moins en moins là. »
Photomontage LA PRESSE